Le
courant de la vie Où l’on
introduit un troisième modèle, celui du réseau fluvial, pour modéliser nos
conditions d’existence et en particulier tous les efforts qui nous obligent
à ramer… |
Un vendredi
matin chargé. Toute la journée minutée par une demi-douzaine de rendez-vous.
Le premier à 9 heures. Vérifier ensuite le fonctionnement d’un prototype pour
la démonstration de l’après-midi, puis réunion à 11 heures. Trouver le temps
de passer à la poste chercher un recommandé. Déjeuner avec un chargé d’affaires
à 12 heures 30, puis réunion à 14 heures. Se débrouiller pour quitter cette
réunion avant la ruée des automobilistes sur les routes de départ en vacances.
Prévoir que je n’échapperai aux embouteillages ni le matin, ni l’après-midi.
Essayer d’apprécier le temps ainsi perdu, car il est une source de contraste
valorisant ma chance. Autour de 16 heures, si tout allait bien, je m’évaderais
de Marseille pour monter en Haute-Provence, franchir la Porte du Temps pour
entrer dans un nouvel espace-temps, dans un univers où le temps ralentissait
considérablement, et où le silence en témoignait majestueusement. Cette Porte
du Temps, c’était le défilé de Pierre-Ecrite, l’entrée de la réserve géologique. 15
heures. Mon interlocuteur s’étonne presque du fait que je le rassure tout en
approuvant toutes ses remarques. « Aucun problème ». « Ne vous
faites pas de soucis ». « Vous savez, c’est lorsqu’on sera dans le
vif du sujet qu’on saura comment réagir face aux imprévus ». « A
vouloir trop les anticiper, on les sollicite ». « Croyez-moi, je
connais bien la loi de Murphy*, je l’ai pratiquée durant 22 ans ». 15
heures 30, je file. 16 heures 30, j’ai enfin réussi à passer la cohorte. Tout à
coup, une voix féminine me parle : « Centre de contrôle embarqué. La
vitesse est limitée à 110 km /h ». Je l’avais oubliée, celle-là. Rien à
signaler, ils sont absents, et puis j’avais déjà réduit ma vitesse. La simple
idée que j’allais bientôt changer de système m’avait fait ralentir. S’ils
m’avaient arrêté, j’aurais même pris le temps de leur faire la causette. Au
pont de Mirabeau, on n’est déjà plus dans le même monde, même si c’est encore
l’autoroute. Tout devient beau. Et il est important de se donner le temps de
parvenir à destination, particulièrement lorsque cette destination change votre
notion du temps. J’ai
passé le défilé. Au premier hameau, une main me fait un signe depuis une maison
au loin, et je lui réponds, devinant qu’il s’agit de Gino. Sur la route, je
croise le tracteur de Bernard. « Salut Philippe, tu n’aurais pas vu Maguy,
par hasard ? » « Ah non, elle est peut-être passée chez moi,
mais là tu vois, je viens de débarquer ». Je parle comme si je revenais d’un
voyage aux USA, ou même de la Lune. Bernard sent que je suis encore décalé, et
remarque que je me suis mis un peu dans le fossé. On se salue. Peu après le
village, je dois m’arrêter à nouveau pour aider Nicolas à rentrer un troupeau
de vaches venu paître de l’herbe plus grasse de l’autre côté de la route.
Quelques minutes après cette petite mise en jambes, je croise la 4L d’Annie, la
bergère. Nous coupons le moteur et entamons une discussion d’un bon quart
d’heure. La route est bloquée, mais cela n’a pas d’importance. Question
d’habitude. On se raconte la semaine, le temps qu’il fait et qu’il fera. Le week-end
se programme déjà. Demain, apéro. Après demain, balade aux Monges. Tiens, une
voiture derrière. Ah, c’est Gilbert. Il attend sans la moindre impatience que
nous finissions notre conversation. On se fait un petit signe, il me rappelle
avec un geste que je dois passer le voir. On prend le temps d’admirer la
situation. Trois voitures qui bloquent la route, c’est rare ici. Ca mérite
d’être vécu, de rester plantés là. Au total, cela aura été un embouteillage
d’une demi-heure sur la Route du Temps. Avec d’autant plus de plaisir. Parvenu
à destination, je relève mon courrier sous un refuge à oiseaux et j’aperçois
Jo, le fusil à la main, qui rentre de la chasse. Décidément, il y a foule ce
soir. Demain soir, je suis convié à un repas de gibier. Ce soir, je vais me
contenter de rentrer du bois. Mon week-end vient de s’organiser par le plus
grand des hasards. Alors que quelques heures plus tôt, ma journée démarrait
avec des horaires vécus comme autant de stress ! Quel contraste !
Mais je le savais. Je savais qu’en franchissant la Porte du Temps, je quittais
le courant d’une vie bien remplie, ce courant qui m’obligeait à transiter par
des étapes obligatoires, quotidiennes, systématiques, contraignantes et souvent
prévues de longue date. Dans ce courant, le hasard était banni, tout juste
toléré pour une crevaison par exemple, mais pas pour une panne d’oreiller. En
franchissant la Porte du Temps, je savais que le hasard devenait mon
allié ! Dans le
courant de cette journée on observe deux types de rendez-vous, le premier de
nature causale et le second de nature non causale, du moins en apparence,
s’agissant de rendez-vous occasionnés semble-t-il par le hasard. On peut
ainsi classifier ces rendez-vous en deux types
d’ « informations » sur notre futur nous permettant de contrôler
notre vie et de prendre nos décisions : - des
informations de type causal, qui sont des traces du passé nous permettant de
prendre ces décisions en fonction de nos compétences, de nos désirs, mais aussi
de nos conditionnements ou de nos « programmes » de vie.. - des
informations de type non causal, qui sont des traces du futur contenues dans le
hasard des opportunités, les coïncidences, les intuitions, susceptibles
d’offrir un relais à l’exercice de notre libre arbitre. Elles sont suspectées
dépendre de nos intentions, mais cela reste une hypothèse... Je me
propose ici de mettre en évidence le fait que notre ignorance ou mépris du
second type d’informations nous conduit à faire exagérément l’usage du premier
type, ce qui a pour effet de nous piéger dans un courant excessif, le courant
de la vie. Toutes
ces informations pourraient-elles être réellement transportées par un
courant ? C’est aussi la question à laquelle nous allons tâcher de
répondre ici. Le
« courant de la vie » est une expression presque poétique qui
qualifie un aspect plutôt négatif et passif de la vie, exprimant que nous
sommes entraînés chaque jour par un ensemble de nécessités, de travaux et
obligations en tout genre qui peuvent nous donner l’impression que nous sommes
« transportés » vers une destination contre notre gré. D’une
façon plus neutre on parle aussi du « temps qui s’écoule », ce qui
suggère là aussi un courant qui nous accompagne dans le sens du temps. Le temps
lui-même produirait ainsi ce courant de la vie qui nous embarque vers un avenir
incertain. On rencontre aussi souvent en littérature cette métaphore du
« cours du temps », qui sous-entend que le temps aurait un cours
irréversible supposant un écoulement du passé vers l’avenir. Pourtant,
d’après le déterminisme inversé, ce courant lié à l’écoulement du temps serait
plutôt orienté en direction du passé, ce qui suggèrerait un courant
inverse ! En
contradiction avec notre théorie, existerait-il une propriété physique
confirmant cette notion d’un temps s’écoulant vers le futur, qui nous élèverait
donc « automatiquement » vers le sommet de notre Arbre de Vie, ou
encore vers les hauteurs de la Route du Temps ? Ou
existerait-il au contraire, conformément à notre théorie, des raisons
objectives de penser à un écoulement en sens inverse du temps ? Considérons
le comportement des fluides dans nos modèles, à commencer par l’écoulement de
l’eau, de la rosée ou de la pluie le long des branches de notre Arbre de
Vie : l’eau descend à cause de la gravité. Cet écoulement vers le bas,
vers le passé, conforme au déterminisme inversé, ne pourrait-il pas avoir un
intérêt : celui de nous rapporter éventuellement quelques informations sur
notre futur, qui transportées par cette eau, surgiraient dans le présent sous
la forme de traces du futur ? A
l’inverse, si l’on suppose que le temps se comporte comme un écoulement qui
transporte de l’information vers le futur, en même temps qu’il nous y
transporte nous-mêmes, alors comment se fait-il que lorsqu’on se laisse porter
comme une bouteille dans un cours d’eau, on peut prévoir que nous suivrons
invariablement une rivière, puis un fleuve, pour finir dans l’océan. La mer
serait-elle donc notre unique destination finale, tout à fait prévisible ? Or la
mer ne symboliserait-elle pas plutôt notre naissance ? De même, ces
innombrables sources d’où proviennent les eaux douces qui coulent dans nos
rivières ne symboliseraient-elles pas plutôt nos destinations, tout comme les
fleurs ou les fruits de notre Arbre de Vie ? Car si
nous remontons un fleuve dans le sens contraire du courant, depuis la mer
jusqu’à l’une de ses sources, nous nous retrouvons justement dans la même
situation que lorsque nous remontons l’arbre de vie depuis notre naissance, du
tronc jusqu’aux fruits : la source joue alors le même rôle que le fruit,
et symbolise l’une de nos destinées. Nos modèles
nous amènent donc non seulement à inverser le sens du déterminisme, mais aussi
celui de l’écoulement du temps... |